CAE : La crise du Covid-19 a multiplié les questions sur l'urbanisme et le climat. À vos yeux, comment les architectes vont- ils repenser les villes et réinventer les espaces ?
Odile Decq : “Je pense toujours que les choses fonctionnent sous forme de cycle. Après avoir vécu un certain temps, on réalise que des choses déjà vues reviennent, d'où cette idée de cycles. Nous sommes en train de vivre un cycle actuellement, et peut-être la crise du COVID-19 va entamer un nouveau cycle, avec obligatoirement des conséquences différentes de celles que nous imaginions auparavant, y compris par rapport au changement climatique. Lors de ce temps de confinement, et même encore aujourd’hui, beaucoup de personnes et beaucoup d’architectes se sont penchés sur les questions suivantes : Comment vivre demain? Quelles seront les conséquences pour les villes ?
J’ai lu beaucoup d’articles sur le sujet, des réflexions que je conserve notamment dans le cadre de mon enseignement. La première réaction de la part des habitants des grandes villes a été de faire le constat d’une ville qui n'est pas sûre, car elle génère beaucoup de contraintes, des contraintes de différentes natures.
Premièrement, la taille de l’habitat révélée par le fait d'être confiné dans des logements petits, et en particulier à Paris. Puis, le fait de devoir à la fois télé-travailler (ou non), s'occuper des enfants, et en même temps subir la pression de la famille complète y compris dans le couple ; cela a créé beaucoup de promiscuité que nous n’avions plus l'habitude de pratiquer hormis lors des moments de détente ou des vacances mais, ce sont d’autres moments de la vie qui ne sont pas les mêmes que la vie en continu au quotidien. Ce phénomène de l’exiguïté des logements amène comme première réaction : ne faut-il pas penser une autre version de l’habitat ? Comment devons-nous vivre, habiter demain, même en ville ? Cette question du logement est fondamentale et nous devons la reposer. Aujourd’hui, les logements sont pensés comme des produits financiers. S’il faut évidemment continuer à penser la question de son financement, il faut y ajouter d'autres critères comme les qualités nécessaires à l’épanouissement de la vie : en particulier, tout ce qui concerne la séparation des espaces à l'intérieur du logement. En France, il y a le concept de pièce à vivre et de pièce à dormir, de pièce de la journée et de pièce du soir, ce qui n’a plus vraiment de sens depuis très longtemps. Dans les familles d'aujourd'hui, les enfants vivent dans leurs chambres, c’est leur pièce à vivre à condition qu’ils n’y soient pas trop nombreux. La pièce à vivre, le séjour, doit être une pièce flexible pour se détendre, prendre ses repas, faire du sport ou encore travailler. Il faut repenser le logement avec une plus grande flexibilité et moins de contraintes dans la séparation des fonctions, tout en gardant et en assurant les notions minimales d’isolation acoustique.
La manière dont nous sommes contraints dans les normes d’adaptabilité du logement, un héritage datant de la fin du 19ème/20ème siècle, n’est pas adaptée au mode de vie récent et encore moins d’aujourd’hui, post Covid-19. Il est évident que nous aurons d’autres crises sanitaires et qu'il faudra toujours penser différemment. Par ailleurs, le télétravail d’une grande partie de la population à marche forcée, va amener à changer la façon dont on vit chez soi car il est clair que la plupart des entreprises vont désormais prolonger le télétravail. Moi la première, car mes collaborateurs ne veulent plus passer leur temps dans les métros. J’ai cependant demandé de passer une journée par semaine au bureau pour recréer un minimum de sociabilité. Il y a un rapport de proportion à trouver entre la rencontre au bureau et le travail chez soi, mais ce dernier implique des conséquences sur le logement, surtout sur l’adaptabilité du logement, sur la manière dont les normes et les contraintes et modèles de financement ont été développés car ce n’est plus tout du tout adapté. C’est un sujet politique, un sujet d’urbanisme, un sujet environnemental et enfin un sujet social, c’est tout à la fois. Je ne parle pas de la ville en général mais je parle de cela en particulier, car c’est un sujet fondamental aujourd’hui.
Il y a la question du départ des citadins vers la campagne, vers les régions et vers les plus petites villes. Pendant le confinement, certains ont réalisé qu’ils pouvaient vivre ailleurs qu’à Paris. Certaines villes à moins d’1h30 de la capitale grâce au TGV ont vu les prix de vente des biens immobiliers augmenter de 20% lors du confinement. Cela signifie qu’un certain nombre de personne ne veut plus vivre dans des villes fermées. On veut utiliser la ville pour d’autres choses - pour se distraire, se cultiver - même si aujourd’hui la culture est complètement bloquée- rencontrer des amis, avoir des relations avec le siège social de son l’entreprise mais on va habiter ailleurs. J’ai toujours pensé qu’il était impossible de faire de l’architecture à distance, mais j’ai réalisé que c’est désormais possible avec les outils actuels.
Au début, j’ai subi ce confinement et puis finalement, j’ai trouvé que la situation n’était pas si désagréable que cela. Tout comme mon équipe, qui au départ était perturbée, puis finalement s’est habituée à travailler depuis la maison en trouvant cela confortable, le stress des transports en moins. Pendant le confinement, j’allais de temps au temps au bureau à pied, mon temps de trajet était alors différent et je me suis déstressée d’aller travailler. C’est une chose formidable qui m’a fait changer ma façon de penser. Rétrospectivement, ce n’est pas désagréable, la preuve est là : mes employés ne souhaitent pas revenir au bureau tous les jours, et cela fait réfléchir à l’organisation de la rentrée de septembre et à des possibilités d’alternance.
Deux choses ont pris de la valeur aujourd’hui : les maisons avec jardin, les grands appartements et l’accessibilité extérieure dans les villes moyennes et enfin les appartements avec terrasses et balcons à Paris. Cela va nous obliger à repenser notre rapport à la ville qui sera différent même si, pour autant je pense que la ville et la concentration en ville ne vont pas disparaître. L’attractivité de la ville a été initiée à la fin de 19eme siècle en Grande-Bretagne avec l’industrialisation puis après la seconde guerre mondiale en France, est un mouvement un peu inévitable. On va vouloir continuer à vivre en ville. Nous n’allons pas tous vivre à la campagne même si nous disposons aujourd’hui des outils pour le faire, il nous y manque plein de choses. Il y a des différences dans la manière de penser, au niveau de l’accessibilité aux services. Il n’y a pas d’agitation humaine qui me donne le sentiment d’être environnée par des humains, on est plus isolé, c’est différent. Par exemple, même si j’adore la Bretagne, je n’aimerais pas y vivre tous les jours de ma vie, ce n’est pas le même rapport au temps, pas le même rythme, pas le même rapport à la densité même avec les outils actuels.
Il nous donc faut penser une façon différente de vivre en ville avec des prolongements extérieurs. Ce prolongement peut être privé, semi-collectif ou collectif."
CAE: Comment voyez -vous les villes dans 30/40 ans?
Odile Decq : “C’est très difficile de répondre à cette question. Il y a 6 mois, je vous aurai répondu par une concentration maximale, plus de hauteur. Aujourd’hui, il faut balancer entre les grandes et les plus petites villes. Faire de la prospective à 30, 40 ans c’est vraiment très loin. Une chose est sûre, il faut faire des immeubles différents, introduire du végétal et introduire des espaces extérieurs, permettre ce que l’on appelle le « vivre ensemble » et la ville permet cela."
CAE: Il y a quelques années, vous avez contribué à une publication avec Building Futures, un collectif travaillant aux côtés du RIBA pour développer des normes dans l'environnement bâti. Building Happiness explore les idées et les débats concernant l'environnement bâti, le bien-être physique et la façon dont nous vivons dans les villes. Quel est votre point de vue sur la nature du bonheur dans notre environnement bâti ?
Odile Decq : “Je ne sais pas ce qu’est le bonheur en général. Il est tellement dépendant de chaque individu. Je n’ai pas de règles, de normes par rapport au bonheur, je n'ai pas de vision radicale sur la vision des humains et du bonheur en ville ou en immeuble. C’est plutôt la question du bien-être, de quoi avons-nous besoin en tant qu’êtres humains pour vivre de façon confortable et avec les autres.”
CAE: Quelle est votre définition de qualité dans l’environnement bâti?
Odile Decq : “Il est important de ne pas être contraint de rester dans des espaces trop petits, qui vous empêchent de bouger, parce que la vie n’est pas statique, la vie n’est pas de rester assis sur sa chaise tout le temps et toute la journée, il est important de bouger et de se déplacer. Moi j’ai besoin de faire quelques pas, de prendre de l’oxygène. L’espace doit permettre le mouvement, c’est fondamental, c’est même indispensable pour notre santé.”
CAE: Comment voyez-vous vos bâtiments vieillir?
Odile Decq : “Mes bâtiments vieillissent bien de manière générale. Le premier grand bâtiment, la BPO livré en 1990, a été vendu il y a quelques temps, je me suis battue pour qu’on le conserve alors qu’ils voulaient le démolir. Je suis allée le voir après, il était en bon état, c’est vrai qu’il est construit en métal et verre, donc plutôt facile à entretenir. Tous mes bâtiments que j’ai eu l’occasion de revoir à plusieurs moments de leurs vie après moi, avaient plutôt bien vieilli."
CAE: En 2016, vous avez remporté le prix Jane Drew pour votre contribution exceptionnelle à la condition des femmes dans l'architecture. Y a-t-il une transformation en cours dans le monde de l'architecture en terme d'égalité ? Quels sont les plus grands défis pour les femmes dans l'architecture ?
Odile Decq : “Hélas, cela ne change pas beaucoup. Ça bouge très lentement. Ce n’est pas normal. Il y a toujours la même distorsion entre le nombre des étudiants en école d’architecture, en majorité des filles à 60% dans le monde, et le nombre des architectes praticiens, en majorité des hommes à 70% dans le monde. Cela vient de tellement de raisons diverses, aussi bien de l’éducation dans l’enfance, de la différenciation entre garçons et filles, de la différenciation dans l’école. Une différenciation qui explique en partie le manque de confiance en elles des filles, de manière presque culturelle, liée à l’éducation et au passé, à la façon dont la relation se fait de la part des hommes en face de nous quand on est à un niveau d’égalité. Je le dis toujours et de plus en plus, car bien souvent ce n’est pas nous, les femmes, qui avons un problème, ce sont eux les hommes qui ont un problème en face de nous. Quand on est une femme architecte convaincue d’un projet, on leur parle d’égal à égal. Parfois, je me retrouve devant des personnes qui ne sont pas capables de me penser comme leur égale et malheureusement souvent sans le savoir car ils peuvent tenir un discours très « pro-femmes », ils jouent des étranges jeux de séduction ou des jeux d’autorité.
Cela continue et c’est vraiment un problème lié à l’éducation. Il ne faut pas genrer l’éducation. Ainsi, les garçons et les filles ne vivent pas leur vie de la même façon, ni leur futur et leurs capacités. Quand une étudiante arrive en première année, elle trahit ttrès souvent un manque d’assurance en parlant en public par ses gestes qui sont différents de l’attitude d’un garçon. Cela arrive encore aujourd’hui, cela n’a pas changé.
“Me too” a fait bouger un certain nombre de choses, cela a créé de nouveaux réflexes. Lors du drame de Notre Dame à Paris, on a immédiatement entendu des hommes architectes à la radio et à la télévision. Au bout de 3 jours, j’ai reçu un appel d’une journaliste de France Inter qui voulait m’interroger car elle avait réalisé qu’on n’entendait pas le point de vue d’une femme architecte. En France, dans la période du confinement, ce que j’ai peu à peu réalisé, c’est que dans toutes les émissions d’actualité, sur les chaînes TV d’information en continu, les invités étaient presque toujours des hommes politiques, des hommes médecins, des hommes chercheurs,... que des hommes, il y avait très peu de femmes médecins ou de femmes chercheurs que l’on écoutait et surtout que l’on entendait. Dans un article, j’ai récemment lu que les entreprises gérées par les femmes étaient mieux gérées, c’est ce qui a été constaté déjà lors de la crise financière de 2008 mais apparemment c’est encore ce qui a été constaté aujourd’hui. On n’en tire toujours pas les leçons."
CAE: Selon vous, quelle est la pertinence des politiques architecturales ? Quelles sont vos attentes au niveau européen en termes de soutien à la pratique professionnelle et de garantie de la qualité de l'environnement bâti ?
Odile Decq : “Je ne suis pas totalement convaincue qu’il faille protéger le statut des architectes. Je pense qu’il faut beaucoup plus protéger l’architecture et l’idée d’architecture ; ce qui est important c’est l’architecture; la qualité de l’architecture, la qualité de l'éducation de l’architecture et à l’architecture, plus que la vision professionnelle de l’architecte.
Faire de l’architecture ou s’intéresser à la qualité de l’environnement bâti, en assurer la construction et la promotion, ça ne passe pas forcément toujours par être un architecte professionnel. Cela va paraître étrange mais je pense que d’autres métiers et d’autres professions ont la possibilité de participer à la qualité de l’architecture, parfois les architectes ne sont pas les meilleurs pour promouvoir la qualité de l’architecture.
Je ne pousse jamais, depuis que j’enseigne au début des années 90, mes étudiants à devenir architectes, je les pousse à être autonomes et indépendants. Ils n’ont pas forcément envie de travailler dans un bureau d’architecture alors que c’est ce qui semble aujourd’hui le chemin obligatoire au sortir des écoles d’architecture. Ils ont des projets divers comme monter leur entreprise, parmi eux, il y a des chercheurs en bio-matériaux. Ils sont prêts à tout et c’est cela qui diffusera de la qualité architecturale partout, car je ne suis pas sûre qu’il ne faille compter que sur que les architectes pour assurer la qualité architecturale. C’est là où réside mon inquiétude, je sais qu’en tenant ce discours, je vais me faire des ennemis dans ma profession, mais je ne peux pas le dire autrement. Cela dépend aussi des politiques qui n’ont aucune notion de ce qu’est l'architecture. Cela dépend aussi de la façon dont les dirigeants d’entreprises se préoccupent de cette question, cela dépend aussi d’un environnement culturel beaucoup plus grand et plus vaste qui ne se limite pas à l’architecture. A partir du moment où les gens ont une notion et une éducation à quelque chose qui a du sens culturellement, ils sont beaucoup plus enclins à soutenir, demander, ou faire faire un projet architectural.
Je pense qu’à ce titre, l’architecture se doit d’être une éducation qui commence dès l’enfance, mais sans des visions conservatrices et nostalgiques sur le passé. Il est important d’observer la manière dont l’art contemporain s’est ouvert de manière plus générale au public, par le biais des foires, des festivals et des galeries qui diffusent des notions qui peuvent être assimilées par certains, les ouvrant à un monde qui n'était pas le leur au départ. Pour l’architecture, il n’y a rien dans ce domaine-là, on n’initie pas les gens ni les enfants à la qualité de l’architecture, ni à l’architecture contemporaine, ni à regarder ce qui se passe autour d’eux. En permanence, je me retrouve avec des gens qui ne sont pas issus du monde de l’architecture qui me disent :”Regardez cette ville, elle est belle parce qu’elle est bien préservée” alors qu’ils n’aiment pas les villes avec des constructions plus contemporaines. Pourquoi en sommes- nous encore là?” C’est pourquoi je dis que on ne peut pas attendre que la défense de l’architecture soit faite par les architectes car cela est perçu immédiatement comme la défense d’une profession alors que c’est tout autre chose."
CAE : "Rêver l'avenir". Construire demain". Parlons de l'Institut Confluence,votre école expérimentale basée à Paris pour l'innovation et les stratégies créatives en architecture. Cette école est destinée à rompre les conventions, à créer un espace d'expérimentation et d'ouverture. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Odile Decq: “C’est un long processus. J’enseigne depuis les années 90. J’ai dirigé une école dans laquelle j’enseignais, et pendant 5 ans, je l’ai faite évoluer car j’ai l’avantage de voyager beaucoup, de participer à des conférences partout dans le monde, de découvrir des façons différentes d’enseigner, d’agir et de faire bouger certaines choses dans l’enseignement de l’architecture. J'y ai introduit le premier laboratoire de fabrication, un espace d'exposition pour pouvoir ouvrir sur la ville, j’ai développé différemment un laboratoire d’informatique, j’ai ouvert la bibliothèque avec des horaires plus larges et introduis l’enseignement bilingue en introduisant des enseignants étrangers.
De manière générale, et en particulier dans les écoles où les enseignants sont là depuis très longtemps, ils pensent que l ‘école est pour eux et à eux, alors que je considère qu’une école est pour les étudiants et aux étudiants. Le rôle des enseignants est de transmettre l’information, d’aider les étudiants à grandir et à apprendre. L’idée de cette école est née d’une boutade :“Odile, pourquoi tu ne créerais pas une école?” Et j’ai répondu “pourquoi pas”. J’ai alors commencé à réfléchir au type d’école qu’il faudrait faire. Pendant 2 ans, j’ai continué à voyager et à poser des questions, je me suis rendue compte qu’il y avait beaucoup de personnes qui, aujourd’hui, au début du 21e siècle, s’interrogeaient sur la manière de renouveler l’enseignement de l’architecture et sur la façon de la faire bouger.
Je me suis mise à réfléchir à quel type d’école il faudrait faire. J’ai regardé ce qui se faisait dans l’enseignement mais pas seulement dans l’architecture, aussi dans d’autres domaines et d’autres pays. Par exemple en Finlande, on a retiré un certain nombre de cours théoriques dans les collèges et les lycées, parce qu’on considère que les étudiants peuvent être autonomes dans leurs apprentissages, on leur apprend à apprendre et à questionner de manière intelligente ce qu’ils lisent, à développer un esprit critique, de trouver leur propre information et de se nourrir avec cela. En regardant d’autres expérimentations aux États Unis, je me suis demandée pourquoi on ne mettrait pas tout à plat et changerait complètement. Et c’est ce que j’ai fait, donc le premier principe, c’est qu’il n’y a plus de cours. La nouvelle génération (celle des millenials et la génération précédente) ne fait plus tellement attention pendant les cours, ils sont occupé à lire sur leurs écrans ce que vous êtes en train de leur dire, ou ils font totalement autre chose. Le philosophe français Michel Serres, auteur de Petite Poucette, a partagé cette une réflexion sur les humanités numériques, et a rendu compte du fait de l’inutilité de faire des cours magistraux face aux dos d’autres écrans et que c’est devenu insupportable. Quand je donne une référence lors de la discution sur leurs projets, mes étudiants cherchent directement sur leurs smartphones. Le téléphone devient le prolongement de leur tête et de leur savoir. Donc une première chose c’est qu’il n’y a plus aucun intérêt à faire des cours.
Une deuxième chose, c’est que les étudiants sont très passionnés lorsqu’on les fait toucher la matière ou construire quelque chose. Un constat personnel datant des années 90, quand j’ai demandé à la fin d’un studio, que les étudiants construisent un morceau de leurs projets, ils se sont révélés passionnés et surtout ils étaient devenus plus collaboratifs. Donc la question de penser et en même temps de fabriquer, cette relation doit être directe ou plus rapide possible, en passant par la conception. Et pour cela, il faut des outils - monter des laboratoires de fabrication pour rendre la fabrication possible et accessible. Beaucoup des laboratoires dans les écoles sont rarement accessibles parce qu’il y a peu de machines, de matériaux ou trop d’étudiants. Les laboratoires doivent être accessible, avec un minimum de contrôle et de responsabilité ce qui est le cas à l’école. Les étudiants ont la clé pour accéder aux laboratoires et aux machines jusqu’à 10h, après c’est fermé. Autrement, ils utilisent l’école comme ils le veulent et en sont responsable. Ils ont aussi la clé pour entrer dans l’école avant 10h, la journée, le week-end mais s’ils restent là après 10h, ils sont enfermés dedans. Donc l’école est à eux, c’est leur seconde maison. En France, les écoles sont tellement petites par rapport au nombre d’étudiants, qu’ils n’ont pas une table à eux sur place, j’ai fait en sorte qu’ils aient chacun une table, car en travaillant sur place ils collaborent et s’entre-aident mieux. J’ai eu un étudiant brillant qui pendant le confinement, ne donnait plus le même rendement, tellement il avait l’habitude d’être tout le temps avec les autres, de discuter, de collaborer et de se motiver les uns les autres."
CAE : Vos élèves ont travaillé dur et ont oeuvré dans la lutte contre la pandémie avec des impressions 3D de masques faciaux et en partageant les modèles open source pour que d'autres puissent faire de même. Vous avez également livré vous-même des masques à des hôpitaux à Paris. Cette pandémie de Covid-19 a montré une fois de plus la solidarité des architectes et la créativité des designers. Comment vos étudiants ont-ils fait face au confinement?
Odile Decq: “Mes étudiants sont majoritairement étrangers, les quatre étudiants qui ont travaillé avec moi ont trouvé ce projet formidable, car leur existence avait du sens par rapport à ce confinement. C’était eux qui venaient mettre en route les machines, qui les surveillaient, qui imprimaient etc. Ils apportaient leurs ordinateurs à l’école, ils n’étaient pas tous ensemble en permanence, ils travaillaient sur leurs projets en même temps puis se relayaient. Une fois par semaine on se réunissait tous les cinq, pour préparer les masques et les commandes. Nous avons surtout livré à des hôpitaux et à des maisons de retraite. On en a fait 2 000, ce n’est qui n’est pas rien.
Un étudiant s’occupait du blog et de toute la communication sur les réseaux sociaux. C’était une vraie dynamique. Comme je passais presque une demi-journée par semaine avec eux, on a beaucoup discuté, on était très proche, une espèce de petite famille dans une start-up d’un genre nouveau, c’était formidable.”
CAE: Quel sont vos conseils pour les jeunes architectes?
Odile Decq: “Etre curieux du monde et vouloir découvrir le monde sans restrictions sans contraintes en acceptant toutes les différences. C’est d’être le plus curieux possible pour pouvoir assimiler le maximum de choses par rapport à la manière dont vivent les autres et comprendre qui sont les autres autour de nous. C’est ne pas avoir de barrières, c’est être suffisamment courageux pour prendre des risques. Enfin, il faut rêver pour faire changer le monde et inventer le 21e siècle.
Comme je le dis souvent, je suis jalouse des étudiants d’aujourd’hui. Je suis née au milieu du 20e siècle, j’avais de la chance de voir un monde qui se transformait, eux doivent inventer dans un monde chamboulé. Et pour inventer il faut d’abord rêver puis penser et ensuite agir. C’est un challenge formidable.”
A propos
Odile Decq est une architecte et urbaniste française dont la reconnaissance internationale date de 1990 avec sa première grande commande : Banque Populaire de l'Ouest (BPO) à Rennes, France. En 2016, elle a reçu le prix Jane Drew pour la promotion du rôle des femmes dans l'architecture. Elle enseigne l'architecture depuis 25 ans. En France, elle a été directrice de l'École spéciale d'architecture (ESA) à Paris de 2007 à 2012, après y avoir enseigné pendant 15 ans. Suite à cette expérience, elle a créé sa propre école en 2014, aujourd'hui située à Paris, l'Institut Confluence pour l'innovation et les stratégies créatives en architecture.